Directeurs, parlementaires, généraux d’armée, ministres…, usant du trafic d’influence, accaparent à vil prix de vastes étendues de terre dans cette partie du pays déjà sollicitée par des agro-industries.
Marché de Mbandjock, à plus d’une heure de route de Yaoundé dans la Haute-Sanaga, ce 22 février 2016. Sur les étals, des oranges, des ananas, du piment… Mais, ceci n’est pas le fruit des récoltes locales. «Les oranges et les ananas viennent de Yaoundé et le piment de Ngaoundéré (à des centaines de kilomètres NDLR)» détaille une revendeuse. Beaucoup d’habitants de la localité ont même pris l’habitude de s’approvisionner en vivres frais soit dans la capitale camerounaise, soit le long des 100 kilomètres (km) de route qui relient la métropole à ce chef-lieu d’arrondissement.
Ainsi en est-il de cette ménagère qui se plaint du coût de la vie dans la ville sucrière. «Pour un repas chez moi, je dois acheter du manioc pour 2 000 francs CFA. La même quantité de manioc, je l’acquiers à moitié prix à Yaoundé.», peste la dame. Pour tous ici, le renchérissement de la vie est en partie le fait de la disparition progressive de la petite agriculture de subsistance. Elle s’expliquerait notamment par la rareté de terres vacantes aux environs du centre urbain. «Les grands ont tout pris» indique une commerçante en pointant du doigt un complexe en construction en face du marché. Il s’agit du chantier de Toussaint Mendjana, le directeur de l’Ecole nationale d’administration et de magistrature.
«La canne à sucre a tout envahi et ceux qui ont les gros moyens bornent des hectares (ha). Vous voyez une savane, dès que vous pointer le nez, on vous dit que c’est la propriété privée d’un tel. Du coup, pour faire un champ ou paître son troupeau, il faut soit traverser la Sanaga et se rendre dans le Mbam ou alors parcourir des dizaines de kilomètres », renseigne un gendarme installé dans la ville depuis une trentaine d’années. Et cette aventure est souvent périlleuse. En fin d’année dernière, le 1er adjoint au maire, Souley Guegnang a été retrouvé mort dans son champ de l’autre côté des rives de la Sanaga.
Accaparement
A Mbandjock comme dans le reste de la Haute-Sanaga, les appétits fonciers des hauts commis de l’Etat sont de plus en plus dénoncés du fait de la pression foncière que connait en ce moment le département. A la voracité des agro-industries (telles que la Société sucrière du Cameroun qui s’est vue céder près de 40.000 ha de terres sur 99 ans), s’est ajoutée celle des personnalités haut placées. Dans une tribune libre intitulée «Chinois et autres écumeurs à l’assaut des terres de la Haute-Sanaga» publiée en mai 2010, Jean François Mebenga, fils du coin et militant du RDPC, le parti au pouvoir, dénonçait déjà le phénomène.
«Selon les déclarations de certains leaders villageois et nombre d’élites originaires de la Haute-Sanaga, les populations seraient aujourd’hui obsédées par la hantise que le département ne soit pas à long terme le théâtre des révoltes et des soulèvements des paysans sans terres», mettait en garde l’ancien journaliste à la CRTV, la radio d’Etat. Mais, il n’a visiblement pas été pris au sérieux. Avec le début du bitumage de la route nationale n°1 (Obala-Nanga-Eboko- Bertoua), les choses se sont plutôt aggravées. «Avec le désenclavement de la région, les cas tordus ont plus que doublés» renseigne René Mveng, le premier adjoint au sous-préfet de Mbandjock. «Les cas tordus, c’est lorsque des gens viennent acheter des héritages d’autrui.», explique la seule autorité administrative ayant accepté de parler à découvert.
«Je vous déconseille de vous aventurer sur ce chemin. Ces gens ne sont pas comme vous et moi. Ce sont de gros poissons. Vous ne pouvez rien contre eux.», conseille un de ses collèges ayant requis l’anonymat. Et comme pour nous convaincre d’abandonner, l’administrateur civil lâche: «Il y a des généraux qui ont 150 ha ici». Face à notre insistance, il ajoute: «Et si je vous disais que le SGPR (Secrétaire général de la présidence de la République, NDLR) a des intérêts ici, que le général Ïvo (directeur de la sécurité présidentielle -DSPNDLR) en a également, tout comme l’épouse du DGSN (Délégué général à la Sûreté nationale, NDLR)…
Vous voyez qu’il vaut mieux ne pas vous aventurer sur ce terrain si vous tenez à votre petite vie.» Un qui en a déjà fait les frais, c’est Joseph Fa’a Embolo. Cet agriculteur, rencontré à Nanga-Ebogo le 27 février 2016, raconte avoir passé cinq mois en détention à la prison principale de la ville pour s’être opposé à l’occupation de ses terres par le projet de riz de la société chinoise Iko Agriculture Development Co Ltd dont faisait référence Jean François Mebenga dans sa tribune libre. Loin de l’intimider, cette expérience l’a plutôt poussé à fonder l’Association pour la protection de l’environnement et des droits de l’homme (APEDHO).
Avec un financement du Centre pour le développement et l’environnement, Fa’a Embolo a sillonné le département courant 2015. L’objectif était notamment d’identifier les acteurs des accaparements des terres, les lieux d’exploitations et de collecter tous les documents y afférents. Les conclusions de cette mission sont d’ailleurs conformes aux informations données par les autorités administratives. «Nous avons recensé une dizaine d’élites (voir tableau). Mais, ces cas ne concernent que des superficies de plus de 100 hectares en cours d’exploitation. Si on tient compte des exploitations de moins de 100 ha et des cas actuellement en négociation dans les coulisses, si rien n’est fait, d’ici peu, toutes les terres de la Haute-Sanaga seront envahies par les agro-industries et les élites nanties.», alerte le président de l’APEDHO.
Duperie
Nombre de ces personnalités ont acquis leur terrain pour trois fois rien. Selon un certificat de vente qu’elle a signé le 11 décembre 2014, madame Bidoung Mkpatt a obtenu 380 ha de terrain à 15 millions de francs CFA, soit à moins de 5 francs CFA le mètre carré (m2). Autre exemple, pour l’achat de 1 000 ha de terrain, le chef de village Messeng dans l’arrondissement de Nkoteng dit avoir reçu de madame Mbarga Nguelé 20 millions de francs CFA seulement. Ce qui revient à acquérir le m2 à 2 francs CFA. Essimi Menye, lui, est même accusé d’avoir procédé par la ruse.
«Les représentants de M. Essimi (M. Bisse Emmanuel et autres) sont venus rencontrer mon grand-père avec une somme de trois millions pour négocier la vente de 100 ha de terre au village Bah par Mekomba. Ils ont profité de mon absence et de l’âge avancé de mon grand-père, handicapé, aveugle et sourd pour s’implanter et réaliser les champs de cacao à perte de vue sans aucune négociation avec les propriétaires terriens.» confiait Nkodo Melongo à Joseph Fa’a lors de sa mission. Le 24 mars 2012 déjà, ce dernier adressait une requête d’opposition à la vente au préfet de la Haute-Sanaga, restée à ce jour lettre morte. Et aujourd’hui, estime le président l’APEDHO, ce sont environ 1 000 ha qui sont exploités par les hommes de l’ancien ministre de l’Agriculture et du Développement rural.
Illégalité
Selon les témoignages du personnel travaillant dans leurs exploitations et des chefs traditionnels des villages concernés, l’achat et la viabilisation de la plupart des parcelles des personnalités citées datent des années 2010. Et pourtant, à la délégation départementale des Domaines du Cadastre et des Affaires foncières de la Haute-Sanaga, on assure que Ngo’o Ngo’o, Ïvo, Mme Mbarga Nguelé, Mme Bidoung Mkpatt et Antoine Samba ont déjà un dossier pour immatriculation directe dans ce service avec bornage sur le terrain. Ce qui laisse soupçonner que la commission consultative aurait, dans certains cas, fermé les yeux sur l’exigence de la mise en valeur d’avant août 1974 faite par la loi foncière pour prétendre à une immatriculation directe. Une pratique bien connue de l’inspecteur général du ministère des Domaines du Cadastre et des Affaires foncières: «Il y a une génération des Camerounais (90, 2000 voire 80) qui ont des titres fonciers aujourd’hui, mais dont on sait tous qu’ils ont frauduleusement obtenu.
(…) Quand on se réunit en commission, on considère comme un crime le fait de ne pas permettre à un Camerounais d’avoir son titre foncier. Alors, on ferme les yeux. Même là où il y a la savane, la forêt…, on y met des cultures maraichères, des cultures fruitières… On dit n’importe quoi pour dire qu’il y a une mise en valeur, on vous dit qu’il n’y a pas d’opposition, que tout le monde est content…On sait qu’on aide un Camerounais. », dénonçait Jean-Marie Bendegue à l’ouverture de la semaine du foncier rural organisée du 11 au 15 décembre 2013. Pour le président de l’association des promoteurs immobiliers du Cameroun, l’essentiel de ces immatriculations à grande échelle tiennent d’ailleurs au non-respect de la loi. «Le problème c’est la corruption des membres des commissions consultatives qui font des constats des mises en valeur complaisantes.
Est-il possible que quelqu’un est mis en valeur 50, 100 hectares de terrain avant 1974 alors qu’il n’existait même pas des tronçonneuses?», interroge-t-il. Les autorités administratives qui sont généralement à la tête de ladite commission, plaident leur impuissance: «Monsieur le journaliste, de vous à moi, que vaut politiquement un sous-préfet devant un ministre qui cause avec notre patron (le ministre de l’Administration territoriale et de la décentralisation)?
Vous pouvez faire votre rapport vous l’envoyé. Arrivé là-bas, on le classe et on vous fait des problèmes.», justifie l’un d’entre eux. Et pourtant, si ces derniers exerçaient réellement le pouvoir que leur confère, le décret n°76-166 du 27 avril 1976, fixant les modalités de gestion du domaine national (voir colonne), une bonne partie des problèmes d’accaparement des terres seraient résolus.