Alors que les actionnaires de Socfin tiennent mercredi leur assemblée générale annuelle, douze ONG et un syndicat luxembourgeois accusent la multinationale de ne pas tenir ses engagements en matière de respect des droits humains vis-à-vis dans ses plantations de palmiers à huile et d’hévéa en Afrique et en Asie.
Il n’y aura pas ce mercredi 30 mai de militants déployant leurs banderoles et conspuant les actionnaires de Socfin à leur arrivée à l’Hôtel Parc Belair, à Luxembourg, où ils se réunissent chaque année en assemblée générale. Le brouhaha de ces rassemblements parfois spectaculaires, organisées ces dernières années sous l’œil des caméras, ne viendra pas, cette fois, troubler la quiétude de la réunion.
Celle-ci risque néanmoins d’être assombrie par les menaces judiciaires qui planent sur les deux principaux actionnaires de la multinationale. Le Belge Hubert Fabri, qui détient 50,2% de Socfin, est dans l’attente d’un jugement du tribunal correctionnel de Bruxelles où il répondait la semaine dernière de faits de corruption. Avec d’autres prévenus, il est accusé d’avoir versé 4,2 millions d’euros sur les comptes français et suisse de l’ancienne directrice d’une société publique en Guinée.
Bien plus médiatisée, la mise en examen du milliardaire français Vincent Bolloré (38,7 % dans Socfin), fin avril à Paris, vise également des soupçons de corruption, mais dans l’attribution à son groupe des terminaux de conteneurs des ports de Conakry en Guinée et de Lomé au Togo.
Un florilège d’accusations
Très présent en Afrique dans la logistique et les transports, Vincent Bolloré l’est aussi dans l’agro-industrie, notamment dans la culture du palmier à huile et de l’hévéa (caoutchouc) avec Socfin. La multinationale luxembourgeoise est dans le collimateur d’ONG et de syndicats français, belges et luxembourgeois depuis 2013. Les organisations dénoncent des conflits fonciers, la pollution des rivières, la privation de ressources naturelles, les faibles compensations pour la perte des terres, les conditions de travail précaires… Ce florilège d’accusations voit le jour en 2013 quand des communautés locales, riveraines des plantations, se mobilisent pour exprimer leur colère. Le mouvement est particulièrement actif au Cameroun et cible Vincent Bolloré, l’emblématique homme d’affaires qui a constitué un véritable empire économique et commercial sur le continent au cours des trente dernières années.
Mais l’industriel apprécie moyennement les critiques et Socfin ou ses filiales attaquent presque systématiquement en justice ONG et médias rendant compte du mécontentement des communautés locales, constituées en «Alliance internationale des riverains des plantations Socfin Bolloré» (lire ci-dessous).
Après dix-huit mois, les ONG font le point
Face aux accusations, Socfin promet néanmoins d’engager le dialogue avec les riverains et adopte fin 2016 une «politique de gestion responsable», s’engageant à trouver un compromis avec les populations locales et à développer des programmes sociaux.
Près de dix-huit mois après ces engagements, les ONG ont fait le point après s’être, pour certaines, rendues sur place. Leur constat se veut affligeant pour la multinationale luxembourgeoise.
Dans un communiqué intitulé «Socfin 5 ans après : les promesses non tenues montrent les limites de l’engagement volontaire», treize organisations luxembourgeoises observent que «les conditions de vie des riverains des plantations du groupe empirent, sous une pression foncière croissante». Selon les chiffres qu’elles ont recueillis en liaison avec des ONG françaises et belges, les terres contrôlées par Socfin dans une dizaine de pays africains et asiatiques ont augmenté de 25 %, passant de 323 000 à 402 000 hectares depuis 2010, tandis que les surfaces effectivement cultivées croissaient de 36 %.
Le cas de la Sierra Leone
Dans le détail, les ONG relèvent que Socfin refuse toujours le dialogue avec les représentants de communautés de riverains, citant Synaparcam au Cameroun, Maloa en Sierra Leone et UVD en côte d’Ivoire.
«Concernant les limites contestées des plantations» au Cameroun, «le bornage qui a débuté en 2018 est déjà remis en question», poursuivent les ONG, déplorant l’opacité entourant ces opérations menées par les autorités de Yaoundé sans concertation avec les communautés et la société civile.
Les accusations les plus graves des ONG se concentrent cependant sur SAC, la filiale de Socfin au Sierra Leone, où «les quelques projets sociaux menés (…) depuis 2011 ne pourront jamais compenser la perte» des terres grâce auxquelles les familles subvenaient à leurs besoins «avant l’arrivée de l’entreprise». La multinationale cultive plus de 12 000 hectares de palmiers à huile dans le Sud de ce pays ouest-africain. Et les ONG de citer un témoignage recueilli auprès de la communauté Taninahun, dans la chefferie de Malen où est située l’exploitation : «Depuis qu’ils ont pris notre terre, nous n’avons plus les moyens de scolariser nos enfants et devons faire crédit pour acheter de quoi manger.»
Sollicitée lundi par Le Quotidien sur ces points précis et sur l’appréciation portée par les ONG sur ses engagements, Socfin n’avait pas, hier, donné suite à nos questions.
Au politique d’agir
En mars, les treize organisations luxembourgeoises qui clouent Socfin au pilori s’étaient coalisées au sein d’une «Initiative pour un devoir de vigilance au Luxembourg», afin de prévenir les violations des droits humains et les atteintes à l’environnement par des multinationales ayant leur siège au Grand-Duché. Elles considèrent que les «promesses non tenues» de Socfin confirment «les limites de l’engagement volontaire des entreprises». La coalition d’ONG, à laquelle s’est associé le syndicat OGBL, estime dès lors qu’«il est temps que l’État luxembourgeois agisse en obligeant les entreprises domiciliées sur son territoire à respecter les droits des populations affectées par leurs activités».
La balle est désormais dans le camp des politiques.
Fabien Grasser
Socfin relance les «procédures-bâillons»
Le 29 mars, Socfin et sa filiale camerounaise Socapalm étaient déboutés de leur demande de condamnation des ONG Sherpa et ReAct ainsi que de Mediapart, du Point et de L’Obs. Ces organisations et médias avaient eu le tort, aux yeux de la multinationale luxembourgeoise, de rendre compte des revendications des communautés de riverains des plantations qu’elle exploite au Cameroun. Les magistrats de la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris avaient alors estimé que les prévenus pouvaient être relaxés au titre de la bonne foi, compte tenu notamment «de l’existence démontrée de revendications portées par certains riverains des plantations» de la Socfin et de la Socapalm.
Cette procédure s’inscrivait dans une longue série de poursuites intentées par Vincent Bolloré, son groupe ou ses filiales contre les médias, représentants de la société civile et parfois de simples blogueurs qui éreintent sa façon de mener ses affaires. Qualifiées de «procédures-bâillons,» ces plaintes ont pour objectif d’intimider les critiques en faisant planer sur eux la menace de lourdes condamnations financières. Une vingtaine de procédures sont ainsi en cours.
Parfois, Bolloré abandonne les poursuites avant la tenue des procès, d’autres fois il s’en tient au verdict des juges qui le déboutent. Mais à d’autres reprises, il insiste et maintient ses menaces en faisant appel. C’est le cas avec Socfin et Socapalm qui contestent le jugement de première instance du 29 mars.
«Même traitement judiciaire»
Les deux sociétés ont fait partiellement appel, abandonnant les poursuites contre Le Point et L’Obs, mais les maintenant contre Mediapart, Sherpa et ReAct. «Notre avocat a mis du temps à nous confirmer, mais il a bien indiqué que Socfin faisait appel», nous a dit hier une responsable de l’ONG française ReAct. «Je n’ai pas encore reçu l’information selon laquelle Socfin a fait appel», réagit pour sa part Dan Israël, journaliste à Mediapart, auteur des articles incriminés.
«Si cela est vrai, cela confirme ce que nous dénonçons par le terme de « procédures-bâillons ». Le tribunal a relaxé les ONG et les journalistes au motif qu’ils avaient bien fait leur travail», poursuit Dan Israël. «Si l’appel est confirmé, Socfin enverrait en fait un message à toutes les autres associations ou médias tentés de parler du vaste sujet de l’accaparement des terres : attention, nous poursuivrons en justice, et nous avons les moyens de faire durer longtemps les procédures. Ce qui coûte très cher, en temps et en argent.»
Après le jugement du tribunal parisien, le 29 mars, Socfin avait été très clair sur le sujet, menaçant, dans un communiqué, du «même traitement judiciaire» médias ou ONG qui relayeront les accusations d’accaparement de terres.
«Pour ma part, j’ai fait mon travail, banalement mais sérieusement, et je suis tout à fait serein pour la suite», conclut le journaliste de Mediapart.
F.G.